Je suis à Berlin depuis
plus de sept ans maintenant. Il est possible que j'y reste encore
quinze mois, au grand maximun. Pour le moment, rien n'est dit. C'est
à moi de choisir, et je ne sais pas choisir calmement. Je n'ai
jamais su.
J'ai été opéré en avril
2012. Il n'y avait pas de métastases. C'était simple. Rien de plus
qu'un très gros chantier. C'est presque un bon souvenir, sans
exagérer. Je cicatrice facilement.
Je vois de moins en moins
souvent mon oncologue. D'un rendez-vous trimestriel, nous sommes
passés à deux consultations par an. C'est elle qui fixe les dates,
la fréquence, en fonction de mon état. Tout en me suivant de près,
elle espace nos rencontres. Elle pense que j'ai des chances
« énormes » d'être guéri. Elle tient néanmoins à me
surveiller pendant quinze foutus mois supplémentaires, jusqu'à
avril 2017. C'est logique. On m'avait prévenu après
l'intervention :
« Nous avons sorti
et fouillé toutes vos tripes. Nous avons effectué des prélévements
sur 26 ganglions. Les 26 prélévements sont revenus intacts. Tenez
cinq ans sans faire de récidive et vous serez guéri. »
Quinze mois, dans
l'absolu, ce n'est pas énorme. Mais je ne suis pas certain d'aimer
quinze mois ici. A Berlin.
Je me suis beaucoup amusé
à Berlin dans les années 90, juste après la chute du mur et quand
j'avais une vie sexuelle trépidente. C'était une autre époque. A
Berlin, aujourd'hui, je ne fais plus attention à rien. Tout
m'emmerde : les musées avec leur clientèle bégueule, les
connasses dans le métro avec leurs cheveux bleus ou vert. Voire
violet. La quatrième variante étant : rouge. J'en ai ai vu une
à cinq heures du matin, complètement camée, qui buvait sa bière
dans une bouteille dont le goulot était cassé. Une autre aussi au
crâne rasé avec un enfant de deux ans dans une poussette et qui
portait l'inscription « Exploited » au dos de son blouson
déchiré.
Une
fois aussi j'ai vu un mec qui finissait sa nuit. C'était dans le
S-Bahn, entre Anhalter Bahnhof et Potsdamer Platz sur la ligne 25 en
direction de Hennigsdorf. Le coude sur le genou, il avait l'air
aussi sage que le penseur de Rodin – et aussi sexy, d'ailleurs. Il
avait la tête penchée sur le sol, comme s'il réfléchissait à un
problème grave et spécialement important pour le monde. C'était à
quatre heures du matin. Il avait l'air beau comme une très belle
statue de marbre intelligente. Je lisais un vieux Simenon comme
toujours dans les transports en commun, car tout passe sauf Simenon.
Une ligne sur deux, j'avais réellement l'impression que c'était le
plus beau mec que j'avais j'avais jamais vu. Beau, et respectueux :
à ses pieds, il avait étalé son bouson sur le sol et vomissait
calmement dessus, avec une certaine classe.
Il
faudrait que je reste quinze mois dans cette ville là. Une ville
couverte de vomi et de graffiti et de street art, alors que je
préfère la poésie des fenêtres anonymes et des murs nus, que je
peux habiller à ma façon, selon mes propres désirs et ma propre
pornographie que je n'impose à personne.
Ce
soir, cette nuit, mon Nantes me manque plus que jamais. Ma ville
ennuyeuse où il ne se passe jamais rien. C'est décidé. J'y
retourne dans quinze mois, ou demain.
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