On avait beau être en octobre, seulement au
début de l’automne, il avait l’impression que l’hôpital était surchauffé, ou du
moins que l’air était tellement sec qu’on avait toujours soif. Les murs des
couloirs étaient vert pâle, de la même couleur qu’un certain dessert à la
pistache de son enfance. Dans la chambre, il y avait deux
chaises, presque toujours une tante, voire deux, ou encore son frère, sa
belle-sœur. Ils avaient tous les joues rouges et parlaient pour parler, gonflés
de bêtise, la voix grave entrecoupée de soupirs comme s’ils avaient appris un
rôle exigeant qu’ils aient la mine déconfite.
Curieusement, pour lui, ce n’était pas tragique.
Tout en étant conscient de tout et que c’était mal parti, il avait le sentiment
de flotter, d’être porté par des événements qui le dépassaient et contre
lesquels il n’essayait pas de lutter car c’était dans la nature des choses.
Il aurait pu penser que sa mère venait de
mourir, et que, son père se trouvant à l’article de la mort, il progressait à
son tour subitement de plusieurs cases sombres, comme dans un jeu de société où
il n’y a pas d’issue heureuse. Au lieu de cela, il trouvait que c’était un bel
automne, comme dans les livres de classe, avec des matins brumeux, des après-midi
ensoleillés, des soirées fraîches, l’odeur de la mousse dans les jardins et
celle des premiers feux de cheminée.
- Nous avons entendu dire que votre père...
Deux religieuses qu’il avait croisées un soir,
en marchant le long de la mer, car il existait depuis toujours, dans une rue
parallèle à celle de la maison de ses parents, une congrégation de sœurs qui
œuvraient pour les pauvres. C’était la rue où son père avait promené le chien
pendant plus de quarante ans, matin et soir, du moins tant qu’il y avait un
chien.
Il y
avait eu plusieurs chiens, de même que les sœurs aussi s’étaient succédé par la
force des choses. Elles étaient toujours minces, d’un gris discret qui n’avait
rien d’inquiétant. On avait l’impression que c’étaient toujours les mêmes, gracieuses,
la peau rose légèrement halée, la cheville fine et la voix chevrotante, ne
s’offusquant jamais de rien.
- Nous ne manquons pas
de prier pour lui, tout en sachant bien sûr que ce ne sont pas ses idées. Il
penserait sans doute que notre initiative ne sert à rien, mais elle ne peut pas
lui faire de mal non plus, n’est-ce pas ?
Il avait répondu non, d’une voix aimable.
C’était la veille d’un week-end où il avait en tête d’allumer le premier feu de
cheminée parce que les températures avaient fraîchi et qu’au loin la mer
moutonnait. Était-ce à l’épicerie qu’il avait remarqué qu’on l’observait avec
gravité, ou en pleine rue, alors qu’il passait devant la pharmacie ?
Pour l’épicerie, il était certain que c’était là
qu’il avait entendu. La voix pointue et reconnaissable de Madame Corbinet, la
femme de l’ancien adjoint au maire ; s’il ne l’avait pas vue c’était parce
qu’il était occupé à payer ses achats et qu’elle se trouvait au fond du
magasin, vers les fruits et légumes. Il ne savait pas à qui elle parlait.
- C’est arrivé hier
en début d’après-midi mais ce matin, il n’y avait rien dans Presse Océan. Et
d’après mon beau-frère, qui feuillète le journal en allant faire son tiercé, il
n’y a pas non plus d’avis de décès dans Ouest-France.
La femme du plâtrier, qui sortait de chez la
coiffeuse et connaissait ses parents depuis toujours, en avait les yeux rouges.
Elle l’appelait mon garçon depuis
qu’il avait dix ans, mais cette fois elle se sentait tenue d’ajouter un petit
quelque chose. C’était mon pauvre garçon,
et elle lui serrait le bras d’une main ferme.
- Six mois après ta
pauvre mère...
Comme elle prononçait des demi-phrases remplies
de sous-entendus, il avait mis quelques secondes à comprendre et à son tour il
se sentait obligée de l’agripper par le coude, au cas où elle serait tombée à
la renverse.
Presque un cri. Des yeux ronds, encore plus
rouges. Le plat de la main qui venait fermer le O de la bouche grande ouverte.
- Mais
tout Saint-Marc est persuadé que...
Le village s’appelait Saint-Marc-sur-Mer et
comptait encore environ deux cents vieux de la génération de ses parents, qui
étaient persuadés depuis la veille que son père était mort et s’étonnaient tous
qu’il n’y ait pas encore d’avis d’obsèques.
Il n’avait pas besoin de réfléchir. Il savait
quoi faire. Outre l’épicerie, le village comportait trois points névralgiques
où tout se savait et se répétait. D’un pas souple mais ferme, il entrait en
premier lieu à la boulangerie, où il demandait un pain de seigle et deux
religieuses au café. La boulangère le regardait avec des yeux tristes, des
cernes qui descendaient très bas. En réglant ses achats, il annonçait
tranquillement que son père vivait encore, contrairement à ce qu’on prétendait,
et qu’il était bien placé pour le savoir. Puis la poste, le bureau de tabac. Un
carnet de timbres dont il n’avait pas besoin et un paquet de cigarettes, la
même petite phrase qu’il lâchait d’une
voix détachée et qui lui donnait l’impression de respirer à pleins poumons.
Souvent, quand il y repensait,
il s’arrangeait pour que ce ne soit pas trop laid. Cela se faisait presque
naturellement, sans effort, comme s’il était convenu que les images qui lui
revenaient ne pouvaient être que les plus souriantes. Parfois d’ailleurs, il
n’embellissait rien. En quatre ans, dix ou douze ambulances étaient venues pour
sa mère. Il les guettait toujours, intrigué par le saccadement de lumières
bleues qui les précédait. Cela arrivait toujours en pleine nuit. Une sorte de
hasard spécial voulait qu’il s’agisse toujours de nuits sans nuages, avec des
étoiles partout au-dessus de lui dont pas une seule n’était blessée. Et quand
on avait dit que sa mère avait eu un bel enterrement, ce n’était pas davantage
inventé.
Quand il avait trouvé son père
tombé sur le carrelage ? Pour tout dire, ce n’était pas dramatique non
plus même s’il savait exactement à quel point exact ça l’était. Une moitié du
corps était comme morte, la bouche tordue, mais un soupçon de génie orgueilleux
et menteur habitait encore le cerveau, et par coquetterie la bouche avait pris
soin de dénoncer la chaise qui avait reculé perfidement. Un index accusateur
accompagnait les mots mâchés, prononcés dans une bouillie épaisse composée de
syllabes molles. Il avait l’impression que c’était du russe, ou pour le moins un
message codé.
-
Elle s’est déplacée d’un mètre, exprès, au moment où je voulais m’asseoir...
Parfois, cependant, il ne
pouvait pas trier. Des images rudes qu’il ne souhaitait pas l’atteignaient de
plein fouet et il voyait son armure nonchalante se fendiller. Tout était
sombre, sinistre, en dépit du maquillage qu’il se plaisait à poser sur les
choses pour les rendre tenables.
Par exemple, un soir à
l’hôpital, une des tantes l’avait invité à déjeuner. La sœur de son père,
justement, qui avait toujours les yeux au bord des larmes et qu’il ne voulait
pas froisser car cette fois elle avait une bonne raison de pleurer.
Il avait le souvenir confus d’un
repas qui passait mal, de l’oncle qui roulait des épaules et dont les joues
rasées de près étaient piquantes, de la cousine – une vieille fille à qui il ne
savait jamais quoi dire parce qu’elle elle avait une peau de lait, des lèvres
pincées d’un rose très pâle, et qu’elle mangeait toujours les coudes serrés
contre elle. Cette fois-là, c’était de petites bouchées de dinde sèche qui
avaient du mal à descendre.
On ne buvait pas d’apéritif, pas
de vin non plus, mais trois sortes d’eau différentes étaient disposées sur la
table. De l’eau gazeuse, de l’eau plate, et dans la carafe des grands jours un
cristal de quartz gros comme le poing avait pour fonction de reminéraliser
lentement le litre qu’on avait tiré au robinet.
On lui avait montré des photos
de son père, certaines qu’il découvrait pour la première fois, et il en était
presque gêné parce qu’il les regardait à peine, sans intérêt véritable, parce
que le repas s’éternisait et qu’il avait en tête de faire un saut à l’hôpital
en milieu d’après-midi, de passer un moment en tête-à-tête avec l’homme dont on
lui montrait des images d’adolescent.
Dans la carafe, le cristal s’effilochait en
pellicules blanches qui remontaient lentement à la surface, en zigzags mous
parfois accompagnés de bulles discrètes, infimes, et la cousine avec qui il
bavardait péniblement serrait toujours les coudes, pour une raison inconnue qu’il
préférait considérer comme une énigme sans réponse.
Il avait beau jouer le rôle du
neveu modèle, il n’en avait pas moins des pensées déplacées. Il imaginait une
fiole de poison dans la poche de son blazer, deux douzaines de gouttes qu’il
aurait versées d’un geste sûr dans la carafe, juste avant de prendre congé. Il
aurait su agir dans la plus parfaite discrétion. Ensuite on les aurait
retrouvés tous les trois écroulés sur le carrelage, les yeux sans vie et la
langue bleue.
(Oui, je sais, c'est une histoire triste dans l'ensemble. Alors voilà un bonus leger et acidulé : https://www.youtube.com/watch?v=gB98kRDUTM4
(Oui, je sais, c'est une histoire triste dans l'ensemble. Alors voilà un bonus leger et acidulé : https://www.youtube.com/watch?v=gB98kRDUTM4