jeudi 24 décembre 2015

White Christmas

25 Décembre 2015. Un peu plus de cinq heures du matin. Je suis comme presque toujours de service à la réception de L'Hôtel de France à Berlin.

Comme souvent, c'est une période calme chez nous. Une vingtaine de chambre occupées sur cinquante.

Un couple plus très jeune qui vient de Nuremberg, mais la dame est née ici. Ils m'ont offer un paquet de biscuits de chez eux, « pour me montrer à quoi ressemblent de vrais biscuits de Nuremberg.

Madame Günther, une habituée de la maison née à Berlin mais qui vit depuis sept ans à Brême, une ville moins cosmopolite où elle respire mieux. Elle a soixante-dix ans et n'a pas honte de dire qu'elle a la nostalgie de l'Allemagne du temps du Kaiser. Elle est veuve. Elle est charmante. Elle a une sœur un peu plus jeune qu'elle, veuve d'un officier anglais qui vit en Provence. La sœur est une vieille anarchiste qui passe ses vieux jours dans une maison « pleine de sauterelles grandes comme la main .»

C'est la nuit de Noël. J'ai beau être K.O. , j'écoute les histoires de chacun. Si je voulais, je n'écouterais pas. Mais je veux bien. Je suis disposé. Ce soir, je fais mon métier.

Le couple de Nuremberg a passé le réveillon chez la mère de la dame, qui habite dans un foyer pour vieilles personnes qui n'est pas non plus tout à fait une maison de retraite. Dans la nuit les pompiers sont venus à cause de la dame du dessous dont la télévision avait implosé. Ils étaient néanmoins ravis de leur soirée. Je les connais. Je sais qu'après leur petit déjeuner ils demanderont deux coupes de Crémant.

Le jeune homme de la 211 vient du Koweit. Beau comme Omar Sharif. Il s'excuse d'avoir beaucoup bu. Il m'explique que sa femme est décédée il y a six mois. Je le laisse pleurer dans mes bras. Son histoire est peut-être vraie.

Je les ai tous écoutés. Sans me forcer. Tout en pensant qu'au fond de moi j'avais envie d'être dans mon pays. J'avais envie envie de manger une bûche de Noël parfumée au Grand Marnier, avec des chanpignons et des petits nains sadiques en décoration. Car j'ai connu une époque où on décorait les bûches avec des nains et parfois aussi une scie inquiétante.

Je les ai tous écoutés. Je les ai laissé aller dormir. Ensuite, je me suis passé mon moreceau préféré..... car je pense souvent que les vies que nous vivons devraient être comme dans les films de Jacques Demy.



Partir quand même ?


25 Décembre 2015. Nuit de Noël.

Je suis à Berlin depuis plus de sept ans maintenant. Il est possible que j'y reste encore quinze mois, au grand maximun. Pour le moment, rien n'est dit. C'est à moi de choisir, et je ne sais pas choisir calmement. Je n'ai jamais su.

J'ai été opéré en avril 2012. Il n'y avait pas de métastases. C'était simple. Rien de plus qu'un très gros chantier. C'est presque un bon souvenir, sans exagérer. Je cicatrice facilement.

Je vois de moins en moins souvent mon oncologue. D'un rendez-vous trimestriel, nous sommes passés à deux consultations par an. C'est elle qui fixe les dates, la fréquence, en fonction de mon état. Tout en me suivant de près, elle espace nos rencontres. Elle pense que j'ai des chances « énormes » d'être guéri. Elle tient néanmoins à me surveiller pendant quinze foutus mois supplémentaires, jusqu'à avril 2017. C'est logique. On m'avait prévenu après l'intervention :

« Nous avons sorti et fouillé toutes vos tripes. Nous avons effectué des prélévements sur 26 ganglions. Les 26 prélévements sont revenus intacts. Tenez cinq ans sans faire de récidive et vous serez guéri. »

Quinze mois, dans l'absolu, ce n'est pas énorme. Mais je ne suis pas certain d'aimer quinze mois ici. A Berlin.

Je me suis beaucoup amusé à Berlin dans les années 90, juste après la chute du mur et quand j'avais une vie sexuelle trépidente. C'était une autre époque. A Berlin, aujourd'hui, je ne fais plus attention à rien. Tout m'emmerde : les musées avec leur clientèle bégueule, les connasses dans le métro avec leurs cheveux bleus ou vert. Voire violet. La quatrième variante étant : rouge. J'en ai ai vu une à cinq heures du matin, complètement camée, qui buvait sa bière dans une bouteille dont le goulot était cassé. Une autre aussi au crâne rasé avec un enfant de deux ans dans une poussette et qui portait l'inscription « Exploited » au dos de son blouson déchiré.

Une fois aussi j'ai vu un mec qui finissait sa nuit. C'était dans le S-Bahn, entre Anhalter Bahnhof et Potsdamer Platz sur la ligne 25 en direction de Hennigsdorf. Le coude sur le genou, il avait l'air aussi sage que le penseur de Rodin – et aussi sexy, d'ailleurs. Il avait la tête penchée sur le sol, comme s'il réfléchissait à un problème grave et spécialement important pour le monde. C'était à quatre heures du matin. Il avait l'air beau comme une très belle statue de marbre intelligente. Je lisais un vieux Simenon comme toujours dans les transports en commun, car tout passe sauf Simenon. Une ligne sur deux, j'avais réellement l'impression que c'était le plus beau mec que j'avais j'avais jamais vu. Beau, et respectueux : à ses pieds, il avait étalé son bouson sur le sol et vomissait calmement dessus, avec une certaine classe.

Il faudrait que je reste quinze mois dans cette ville là. Une ville couverte de vomi et de graffiti et de street art, alors que je préfère la poésie des fenêtres anonymes et des murs nus, que je peux habiller à ma façon, selon mes propres désirs et ma propre pornographie que je n'impose à personne.

Ce soir, cette nuit, mon Nantes me manque plus que jamais. Ma ville ennuyeuse où il ne se passe jamais rien. C'est décidé. J'y retourne dans quinze mois, ou demain.