mercredi 31 mai 2017

Jules





Certaines des images qui lui revenaient étaient fausses, pour ne pas dire faussées. Par exemple, quand il revoyait la limousine rouler Boulevard des Anglais en pleine nuit, il avait l’impression d’un trajet feutré et habituel qui ne reflétait en rien la réalité des faits.

  Ils avaient dîné tard, en ville, dans un restaurant très chic qu’éclairaient trop de chandeliers en bronze. C’était dans une petite rue peu passante. Un feu de cheminée crépitait faiblement. C’était janvier. Il y avait plusieurs salles où l’on était séparé des autres clients tout en les voyant parce que des miroirs dorés étaient suspendus à la pierre apparente des murs. Pour lui, c’était comme s’il y avait en même temps trop d’ombres et trop de reflets. Les trois verres à pied dressés devant son assiette l’intimidaient. Les voix aussi, qu’il trouvait trop chuchotées.

Faisant vaciller la flamme des bougies, une femme fraîchement nommée ministre était venue saluer à leur table, à grands pas. On l’avait présenté comme on le faisait d’habitude, selon la formule consacrée :   
- Georges, un ami. 

C’était toujours dit avec un naturel désarmant. Il n’y avait jamais de question car il n’y avait rien à savoir de plus.
Elle avait une poignée de main franche, accompagnée d’un geste mécanique du bras, et son sourire avait quelque chose de trop découpé, comme si la bouche, élastique, s’élargissait pour se resserrer l’instant d’après, une seconde trop tôt. 

Elle ne semblait rien remarquer d’anormal, pas même la différence d’âge qui était pourtant assez flagrante pour susciter au moins des interrogations silencieuses. 
- Je tenais absolument à vous remercier pour votre télégramme de félicitations...

Il n’écoutait pas la suite. Il était docile, aussi discret que plaisant. Il passait facilement, avec un beau sourire éloigné qui faisait bonne impression. Il souriait intérieurement, aussi, parce qu’il remarquait tout. La femme était grande et élancée, mais pourtant, en approchant, elle avait fait trembler les verres sur la table. C’était un jeudi. On avait annoncé le remaniement ministériel le lundi en fin de matinée. Encore députée pour deux jours, elle dînait en compagnie de son suppléant qu’elle devait informer au plus vite d’un dossier important avant qu’il lui succède à la chambre.

Il était Georges, un ami. La dissimulation l’excitait. Les
explications de circonstance étaient si adroites que la plupart du temps les gens n’y voyaient que du feu. La ministre avait eu une carrière assez brève, mais jusqu’à la fin du dîner il avait eu au moins deux fois le sentiment qu’elle l’observait avec une curiosité persistante. Il n’était cependant certain de rien. Simplement qu’il y avait un miroir à moulures dorées sur sa droite, et que dans le coin supérieur gauche de la glace mouchetée, où l’on distinguait en arrière-plan un buste de Marie-Antoinette, deux yeux de femme intrigués l’étudiaient avec attention, sans réelle malveillance. A chaque fois qu’il fixait le reflet interrogateur de son propre regard, les paupières se baissaient.

 Le vin était un peu trop lourd, comme la montre suisse qu’il portait au poignet gauche depuis le début de la soirée. Il s’agissait d’un cadeau. Le cadran était rectangulaire, sans aucun chiffre gravé, de telle sorte qu’il fallait faire un effort pour deviner l’heure. Il n’était dupe de rien. Au contraire, il avait ouvert l’étui avec méfiance, sans réelle surprise car il était prévenu depuis un certain temps. S’il se sentait pris de court, c’était seulement parce qu’on lui annonçait les choses ce soir-là plutôt qu’un autre.

- Je pars skier mi-février. Cela nous laisse encore un mois, pour ce que tu sais, mais à mon retour je veux que nous arrêtions notre truc.

Le mot ne le choquait pas. Cela durait depuis un an. C’était déjà beaucoup. Des mois de prolongation avaient été obtenus au lit. On lui proposait un sursis. Il regardait le bracelet de montre qu’on fixait à son poignet, un bon demi-centimètre d’alligator au moins, censé faire passer la pilule.

- Je ne t’ai jamais caché que je voulais avoir des enfants. J’ai trop tardé. On s’étonne. D’ailleurs avant toi je n’allais qu’avec des femmes.   

 Des choses qu’il avait déjà entendues plusieurs fois.  Ce soir-là, c’était dit avec une certaine gravité qui ne lui échappait pas. 

En sortant du restaurant il n’avait pas  prononcé un mot et dans la voiture aussi il était resté silencieux, se contentant d’observer les arbres nus, la lumière puissante des phares qui effleurait la route gelée. Il ne se sentait tenu par rien. S’il voulait, il pouvait faire un geste précis. Détacher la montre de son poignet, la poser sur le tableau de bord sans le moindre commentaire. Puis, au premier feu rouge, ouvrir la portière et s’extirper. Il n’avait pas peur du froid. Pour oublier un homme ou le rendre jaloux, il suffisait d’un autre homme. La nuit, il y en avait toujours un quelque part. Ce n’était pas difficile de trouver. Avant celui-là, il en avait eu d’autres qui étaient encore certainement disposés. 

- Tu peux venir quand tu veux, même sans téléphoner...
Il connaissait encore les adresses. Il avait des souvenirs précis d’entrées d’immeubles, d’ascenseurs, de chambres et de salles de bains. Parc de Procé, par exemple, il y avait eu un médecin. Il avait le torse et les bras comme certaines statues dans les musées. Le salon était en cuir jaune. Il avait passé quatre nuits sur place, peut-être cinq, et c’était un homme avec qui il ne regrettait jamais de rester jusqu’au matin. C’était au neuvième étage, dans un appartement très clair. Deux léopards en faïence encadraient la porte d’entrée blindée mais seule la moquette bouclée du salon lui griffait les épaules et le dos, laissant des marques rouges qui mettaient ensuite trois jours à partir.