lundi 27 février 2017

La Dame de Onze Heures


Une première fois, l’appartement au-dessus du sien était resté inoccupé plus de six mois suite au décès de son propriétaire, un petit homme sec et triste dont il avait à peine eu le temps de faire  connaissance puisqu’un matin, alors qu’il n’avait même pas emménagé depuis un mois, il s’était trouvé nez à nez avec le cercueil qui passait devant sa porte. Il s’était trouvé bête en ouvrant, parce qu’en entendant les bruits de pas lourds dans l’escalier il avait cru qu’on venait lui livrer le canapé bleu qu’il venait de commander.

Une moitié d’automne avait passé, suivie d’un hiver entier durant lesquels les volets étaient restés clos, aussi bien ceux donnant sur la rue que ceux côté jardin. Il ne savait pas si l’appartement avait été vidé de ses meubles, mais si tel était le cas alors cela n’avait pu se produire qu’en son absence car il n’avait observé aucun mouvement.

C’était déjà mai lorsqu’il avait aperçu pour la première fois les volets ouverts et, en grosses lettres rouges  sur fond blanc, le panneau à vendre fixé au garde-corps. Plusieurs couples avec enfants en bas âge étaient venus visiter les lieux, des gens qui n’avaient à proprement parler rien d’antipathique et que pourtant il n’aurait pas spécialement aimé avoir pour voisins, sans doute parce que c’étaient tous de petits couples faisant propre sur eux et respirant l’ennui. Quatre ou cinq au moins avaient fait le déplacement, sans compter ceux qu’ils n’avaient pas vus, et jamais il n’avait ressenti de honte particulière en croisant les doigts pour que l’affaire ne se fasse pas.

Il avait peut-être le pouvoir indirect d’influencer les événements : exception faite d’une fausse alerte assez sérieuse en octobre – les gens étaient venus deux fois la même semaine, évoquant à haute voix l’inquiétant projet d’une chambre pour jumeaux -  l’année entière s’était écoulée sans changement, les fenêtres ne s’ouvrant qu’épisodiquement, lorsqu'on aérait l'appartement pour des visites qui semblaient s’espacer sans apporter de résultat.  

Pourquoi d'ailleurs aurait-il eu honte, et de quoi ? Le goût du silence était maintenant tellement ancré en lui qu'il n'imaginait tout simplement plus possible de vivre à côté d'enfants en bas âge.

Quoi de plus terrifiant que les conversations des mères de famille, jeunes et encore allaitantes, celles-là
mêmes qu'on voyait sévir au supermarché, prêtes à vous écraser de leurs charriots dégueulant de couches, et parfois même, sur le parking, elles vous frôlaient au volant de leurs lourdes bétaillères, des tanks, pensait-il, toujours sûres de leur bon droit puisqu'en tant que fécondes reproductrices elles avaient le sentiment d'être les piliers de la société. Bref, dans le plus pur sens du terme, des folles. Et, encore plus grave, des folles en liberté.

En juin,  en même temps que le panneau à vendre avait disparu, il avait remarqué une nouvelle étiquette de nom sur la boîte à lettres à côté de la sienne, et le même jour en milieu d’après-midi il assistait au spectacle imprévisible d’un piano demi-queue hissé dans l’appartement par une grue de déménageur.

Il était difficile de dire au bout de combien de temps sa nouvelle voisine avait commencé à lui faire une curieuse impression. Les premières semaines, il lui avait paru superflu de se focaliser sur des détails qu’il était plus simple d’ignorer. La carte de visite qui était venue compléter le nom sur la boîte à lettres indiquait entre autres Professeur de musique, Médaille du Conservatoire de Rouen 1967 et, malgré lui, il s’interrogeait parfois sur l’utilité et l’intérêt de tant de précisions puisque, à sa connaissance, elle ne donnait pas de cours particuliers comme le font certaines enseignantes à la retraite.

Bizarrement, il se faisait aussi la remarque qu’il n’entendait jamais jouer au-dessus de sa tête – ni le piano, ni aucun autre instrument, et cela aucun jour de la semaine, aucun mois de l’année, à quoi on pouvait ajouter que c’était une femme qui ne chantait pas non plus. Outre qu’elle ne produisait aucun son musical, il fallait bien reconnaître aussi qu’un certain nombre d’autres choses avaient de quoi surprendre un homme qui ne cherchait pas spécialement à s’étonner. Aux premiers beaux jours, par exemple, il ne pouvait pas ne pas observer que dès qu’il sortait faire quelques pas dans le jardin elle avait pour habitude de refermer aussitôt sa fenêtre d’un claquement sec et presque violent, et le claquement était toujours suivi du grincement des crochets glissant sur la tringle à rideaux. Est-ce qu’il sentait ensuite des yeux posés sur lui lorsqu’il lisait pieds nus sur le gazon ? Impossible à affirmer, mais cependant il en aurait mis sa main au feu.

Le pire était qu’il ne se formalisait pas de son comportement car il avait une certaine capacité d’indifférence. Peu importe après tout s’il ne connaissait pas le son de sa voix. Dès les premiers temps, elle avait en effet pris le parti résolu de ne pas prononcer un mot, et cela voulait dire qu’elle s’abstenait sciemment  de lui répondre lorsqu’il la saluait.

Aucune importance non plus si elle le fuyait du regard à chaque fois qu’il leur arrivait de se croiser dans la cage d’escalier. Il se persuadait que tout cela n’avait ni poids ni conséquence, même lorsqu’elle détournait la tête d’un coup sec ou bien faisait un brusque écart dans la rue pour l’éviter, et lorsque ce n’était pas cela, c’était son sac à main ou un journal plié en quatre qu’elle plaçait furtivement sur le côté de son visage, pour faire écran entre elle et lui comme on se protège d’instinct d’un démon malfaisant. Elle avait d’ailleurs une façon particulière de faire, comme s’il s’agissait d’un geste naturel et automatique.

Les gens bizarres avaient le droit d’exister, c’était son avis, et tant qu’ils n’étaient pas dangereux rien ne leur interdisait d’habiter dans le même immeuble que lui.

Il pensait que c’était peut-être une vieille fille, une femme d’un autre âge, et qu’elle avait été choquée une nuit par des bruits de sexe qui venaient de chez lui. Cela pouvait être une explication, et en même temps cela ne pouvait être qu’une explication boiteuse car rien dans son apparence ne trahissait une quelconque rigidité de l’âme. Au contraire, il fallait être aveugle pour ne pas remarquer que passé la soixantaine elle persistait à se vêtir dans un style qui avait dû être celui de l’adolescente et de la jeune femme qu’elle avait sans doute été : de longues robes mauves d’inspiration exotique, des écharpes de soie aux franges effilochées qui malgré plusieurs tours autour du cou traînaient par terre.

Le son de sa voix, en fin de compte, il avait eu l’occasion de l’entendre vers les quatre heures du matin un dimanche de janvier, en même temps qu’il découvrait une robe de chambre à carreaux écossais. Elle avait sonné au moins cinq ou six fois avant qu’il ouvre la porte, et avant ce jour il n’avait peut-être encore jamais vu la couleur de ses yeux d’aussi près.

Le plus naturellement du monde, elle voulait l’informer qu’elle venait d’observer une sphère lumineuse bleue, d’un éclat éblouissant et qui se trouvait en apesanteur quelques mètres au-dessus du jardin. Peut-être avait-il lui aussi fait la même observation ? Par la même occasion, elle désirait également savoir s’il connaissait une astuce ou un remède quelconque pour éloigner les vers géants qui depuis des jours rampaient sur le carrelage de sa cuisine – deux mètres de long avait-elle précisé, avant d’ajouter que la sphère était silencieuse.
Des parents ou des gens de son entourage devaient avoir connaissance de son état car on l’avait admise dans une clinique pour les nerfs quelques temps après cette visite. Au bout d’environ deux ans, le piano était ressorti par la fenêtre sans avoir jamais produit la moindre note.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire