dimanche 28 janvier 2018

Équation au Funérarium

L’enterrement de  son père n’était pas un mauvais souvenir, même s’il pleuvait à seaux – une pluie froide et noire, car c’était début décembre et on frissonnait. Les visages et les nez étaient rouges. On s’entendait à peine parler à cause des gouttes serrées qui s’abattaient sur les parapluies et le marbre des tombes.

Les gens étaient s'étaient dispersés très vite, par peur d'attraper du mal. Juste avant, il avait passé deux heures en  tête à  tête avec lui, au salon funéraire de la rue de la Croix Fraîche. La pièce était encombrée de fleurs qui sentaient trop fort. Il n'avait pas honte de penser qu'il y en avait trop, que c'était une profusion exagérée et presque indécente.

      C'était pendant l'heure du déjeuner. Personne n'était venu. Qu'est-ce qu'il avait bien pu trouver à lui dire, pendant deux heures de temps ? Il savait juste que les mots sortaient facilement, comme s'il récitait un rôle. Il lui avait parlé, longuement, avec de temps en temps une pause dans son monologue et changeant de sujet après chaque pause. Il avait fumé trois cigarettes dans la cour. Le mort dans la pièce d'à côté était mort de mort violente, dans un accident. On entendait la famille dire qu'il n'avait pas été trop mal recousu. C'était vrai. En tout cas, il n'avait pas remarqué de points de suture sur le visage.


      Il était à un stade où il voulait que tout soit gracieux et harmonieux, même ce qui était grinçant : son frère, sa belle-sœur, les deux nièces et presque toutes les tantes.

       La cousine serrait moins des coudes que les autres jours ; elle portait néanmoins des chaussettes tricotés en laine, très serrés et d’un vert sombre. Comme elle aimait bien faire ces choses-là, on lui avait laissé lire un texte à l'église, mais pas deux, et vers la fin de la cérémonie, on avait mis une chanson. Les Feuilles Mortes. C’était son frère qui avait décidé du titre, en lui laissant généreusement le choix de l’interprète. Dans le magasin, il avait hésité un long moment entre Piaf, Gréco et Montand. Sans savoir pourquoi, il avait préféré Patachou. Il lui semblait que c'était plus plus neutre et que cela allait avec tout.

      Il ne pleurait pas, ou alors juste un peu, et ses larmes ne faisaient qu’imiter les larmes des autres, comme si le moment lui semblait venu de partager quelque chose avec eux, par obligation ou simple mimétisme. S’il était triste, c’était parce qu’il repensait au vieil homme allongé sur le carrelage, quatre ans plus tôt, et qu’à force il s’était habitué aux conversations qu’on tient avec un fantôme.

Malgré le froid et le vent ce n’était pas vilain car l’église comportait une fresque représentant la Pêche Miraculeuse, qui permettait tous les espoirs.        Les tantes étaient toutes là et il s’amusait encore de sa confusion le jour où on lui avait expliqué qu’il existait deux sortes de tantes : les vraies et celles qu’on appelait ainsi parce qu’elles étaient de simples parentes plus ou éloignées à qui on témoignait de la sorte un certain respect étant donné leur âge, étant donné leur rang et qu’elles avaient toujours pour neveu ou pour nièce un cousin ou une cousine dont on se sentait proche.

Il avait mis du temps à comprendre la répartition en différents sous-ensembles et l’importance de la hiérarchie. C’était subtil, presque décourageant. On lui expliquait qu’il existait deux côtés, que certaines tantes venaient de l’un et que d’autres tantes provenaient du second. Ce n’était jamais mélangé car il n’y avait pas d’intersection possible mais on lui affirmait néanmoins que c’était un tout et dans le même temps on s’efforçait de lui faire admettre que certaines d’entre elles avaient le droit au titre de grandes-tantes, contrairement à d’autres dont on parlait sèchement ou à voix basse, et quand il demandait si c’était pareil pour les oncles, on lui répondait que la question ne se posait pas car il y avait eu la guerre, ou bien deux guerres, et qu’un jour il aurait l’âge de comprendre.

      À l’église il n’en restait plus que trois, dont les parapluies gouttaient abondement. Les tantes avaient toutes un nom et un prénom mais il gardait l’habitude de les considérer comme un brouet complexe, un tableau chimique dont les différents éléments étaient classifiés selon leur poids atomique et les combinaisons d’atomes.

L’une, qui venait du côté de sa mère, était placée légèrement en retrait car selon les enterrements certaines tantes avaient un rôle plus ou moins prépondérant.

        La deuxième tante était la sœur de son père. Elle se tenait assise à côté de son demi-frère, l’oncle Maxime qui était beau comme un dieu et né d’un second mariage, car un premier grand-père qu’il ne connaissait pas était mort prématurément. La femme à droite de l’oncle Maxime était la Tante Michèle, dont on avait dit beaucoup de mal à une certaine époque parce qu'elle se maquillait sans discrétion et fumait beaucoup, des Peter Stuyvesant, et aussi à cause d'un amant qu'elle avait eu un été à San Remo – ou à Nice. Des choses dont on avait parlé, sans importance à ses yeux, puisqu'il avait l'âge ou on connait mal la géographie et les marques de cigarettes.

     Il était certain qu’à un certain âge il avait renoncé à comprendre l’histoire compliquées des tantes car ces questions-là le dépassaient et que durant la cérémonie il était troublé parce que ces jours-là, dans l’église, il avait toujours une pensée pour l'oncle Georges, un éphèbe qu’il connaissait seulement sur une photo qui ne vieillissait jamais. On en parlait toujours pudiquement, en comptant les mots. Deux ou trois fois, pour qu’il sache, son père et la tante lui avaient dit que c’était arrivé un hiver, début des années quarante, c’est à dire à l’époque où on pouvait descendre d’un train en marche lorsque le train entrait en gare à faible allure.



La version du père et celle de la tante concordaient. L’oncle avait dix-sept ans. C’était un garçon superbe, un athlète aux gestes vifs dont le manteau trop solide s’était accroché dans la porte au moment où il s’apprêtait à sauter sur le quai. Les témoins racontaient tous qu’il n’avait pas pu souffrir, qu’il avait perdu l’équilibre, que deux secondes plus tard il basculait sous les roues du train, tête la première.

Bande Son 

3 commentaires:

  1. J'aime beaucoup, entre autre, les tantes considérées comme un brouet complexe... Pas mal le choix de Patachou.

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  2. Je relis cet aprèm 15 Mars à 15H15... Ainsi l'oncle, Georges ressemblait à un éphèbe. Ah ! Ah ! Je comprends mieux certaines choses. Tiens, sans rapport avec ton texte, mon grand-oncle s'appelait Georges (Perrin), frère de ma gd-mère paternelle. Il a habité chez elle à la fin de sa vie, j'avais 3 ans qd il est mort. C'est lui qui m'a appris les rudiments d'anglais qu'on peut retenir à l'âge que j'avais alors, ou plutôt d'amerloque because il avait émigré aux States dans sa jeunesse, et à son retour pour sa retraite, il avait "étonnamment" oublié beaucoup de son français, et donc avait décidé que c'était avec moi qu'il parlerait, en anglais...Mais je serais completely unable to translate correctly Pagan Kennedy, même si au collège et lycée j'ai appris l'anglais. Anecdote : A mon 1er cours d'english, en 6e, classe où j'arrivais assez "paniquée", ma chère mère pensant que je n'irai pas beaucoup plus loin, que la nuit viendrai bientôt et que je voyais déjà dans le lointain...Les neiges du Kilimandjaro... Donc lors de ce 1er cours j'ai eu une lueur quand la prof a parlé. J'ai osé levé le doigt to tell her a few words... And she told me "Quelle horreur, vous parlez avec l'accent américain !"... Du coup j'ai fermé mon bec until the end of the year... Georges s'était fait naturaliser américain sous le nom de George Perrin, il avait juste enlevé le "S", mais non ce n'était pas lui George Sand. J'ai chez moi son certificat de "citizenship"... Ma petite soeur, celle qui est morte à 36 ans, s'appelait Michelle -George-Christine car elle est née l'année de la mort de Georges-George. Quelle aventure ! Big bisous my friend...

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  3. Rectif : "J'ai osé "LEVER" le doigt... Non, mais ! Ma mère s'est retournée dans sa tombe... Depuis le temps qu'elle se retourne à cause de moi, son cerveau s'est, paraît-il, remis en place... Et elle ne m'en veut plus de rien...

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