mercredi 31 janvier 2018

Les Oranges Suisses.



S’il s’était laissé faire par la voisine de droite, Madame Binet, c’était parce que c’était très louche. Il voulait voir jusqu’où les gens pouvaient aller.


Il hésitait à dire si cela avait duré trois mois, ou un an, mais il supposait que c’était inévitable puisqu’on lui avait appris qu’il fallait être serviable avec les vieilles dames. Il avait trois ans, quatre au maximum, et n’était pas contrariant.

Il avait peut-être été séduit parce que c’était une femme très laide à la voix chevrotante et parce que dans chaque recoin de chaque pièce de la grande maison des cendriers publicitaires le charmaient. Certains étaient pour des marques de digestifs, de cognac ou de bière. Maison fondée en 1755. Maison fondée en 1755. Aux écorces de quinquina. Et aussi : Messageries Maritimes.

Chez Jeanine, Rue Gutenberg. Une photo encadrée attestait qu’elle avait tenu un bar à Saint-Nazaire, après la guerre, et elle lui servait la limonade dans de minuscules verres à pied qu’il trouvait très jolis.

Une petite femme en pantalon de soie violette, n’était-ce pas amusant de penser qu’ayant longtemps travaillé rue Gutenberg elle savait à peine lire et l’appelait parfois du haut de son balcon lorsqu’un courrier arrivait ?

Son mari, un petit homme myope à l’oreille gauche atrophiée, était souvent en déplacement. En Suisse, un mot qui revenait régulièrement dans sa bouche. Elle ne manquait pas non plus de préciser, sur un ton confidentiel qu’accompagnait une grimace :

-  A côté de Lausanne, chez un client important.

La Suisse faisait beaucoup rire son père et sa mère lorsqu’il racontait ses visites, le soir à table :

-  Comme si c’était à Lausanne qu’elle allait lui porter des oranges !

Les lettres venaient souvent par deux ou trois, toujours tapées sur une machine à écrire. Une fois, il avait eu le droit de conserver un timbre sur lequel figurait un toucan.

La limonade était toujours fraîche et piquante, servie en petites quantités. Un geste sec du poignet sans faire déborder le verre, puis la bouteille était aussitôt replacée dans le réfrigérateur émaillé. Parfois, trois biscuits un peu mous, deux carrés de chocolat éventé parsemé de taches grises :

-   Lis-moi seulement les premières lignes. C’est suffisant pour comprendre de quoi il s’agit.

Il n’arrivait pas à définir l’odeur sucrée qui flottait partout dans la maison. Le vernis dans la cage d’escalier, sur la peinture qui avait la couleur d’une crème caramel écœurante, ou bien trop pralinée ?



Des coquilles de crabes étaient accrochées aux murs, les pinces grande-ouvertes, encadrant un panneau ovale portant l’inscription Consulat de San Salvador. Un tableau représentait une pieuvre géante.

Les crabes étaient énormes, gros comme des violons, la coquille bombée, mais il n’avait pas le droit d’y toucher. Pas même celui de les approcher. Certains jours, ils sonnaient creux.



Vingt ou trente poissons fluorescents dans un aquarium. Aussi souvent qu’il le souhaitait, même lorsqu’elle ne le sollicitait pas, il avait la permission de venir les observer. Un jour, une femelle avait expulsé devant lui, par le bas de son ventre, en un long chapelet, près de deux douzaines de petits parfaitement formés pendant qu’elle répondait au téléphone dans le bureau dont elle avait soigneusement refermé la porte.

Il observait, en face de lui, la bouteille de guignolet kirsch posée sur la toile cirée. Du bureau, est-ce qu’elle pouvait entendre l’aiguille des secondes de la pendule, et est-ce qu’elle l’aurait entendu, lui, s’il s’était levé pour tremper les lèvres dans le verre ?

-   Je t’ai déjà expliqué, Dédé ! C’est un petit de quatre ans qui sait déjà lire mais qui est encore trop petit pour comprendre ce qu’il lit.




Les larves sortaient par paquets de trois ou quatre, en même temps qu’un long filament d’excrément que les autres poissons se mettaient en devoir d’aspirer goulument et, sans discernement, ils ingurgitaient aussi les nouveau-nés à peine pondus.

Elle était restée un long moment au téléphone, le laissant découvrir à pas feutrés, par la porte entrouverte de la chambre, le lit à baldaquin, les fanfreluches, l’objet cylindrique posé sur la table de chevet. Il s’étonnait d’une photo sépia montrant une femme nue, debout, et qui, bras et jambes écartés, semblait s’émerveiller de son propre reflet dans une flaque d’eau entre les rochers. On pouvait lire, sous la photo : L’étoile de Mer.

- Tu ne diras rien à tes parents, pour les lettres ?



Il avait répondu non, avec fierté. Il n’était pas contrariant. Le lendemain de la naissance dans l’aquarium, lorsqu’il était spontanément venu pour voir s’il restait des petits, ne l’avait-elle pas mis en garde, gravement, de ne jamais se présenter lorsque la voiture américaine était garée devant la maison, c'est-à-dire : les jours où elle recevait la visite de l’homme au cou rouge, qui était habillé soit en imperméable, soit en costume sombre, et portait toujours une mallette de cuir noir à bout de bras ?

Illustrations de Raoul P. Brosseau, Nantes

3 commentaires:

  1. Un très, très bon texte ! Suis bouche bée. Bravo !

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  2. Très joli texte et je vois que tu n'oublie pas ta région. Dis j'espère que ma newsletter ne va pas encore sauter!
    Bon ma fille ne va pas tarder et je vais aller faire plein de trucs avec elle, en prévision de mon déménagement en fin d'année. je vais aller vivre à Arthon chez elle, tu vois où c'est? un peu avant Pornic.
    A bientôt Yannick

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  3. Bon Béjar44 c'est Yvette, tu avais bien saisi!

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